Ce texte est une fiction documentaire.
Si la narratrice est le fruit de mon imagination, les informations citées sont réelles. Toutes les références (livres, films, lieux, personnes) et les sources sont regroupées à la fin du texte.
Si vous arrivez sur ce texte pour la première fois, la présentation de ce récit est disponible ici (avec le lien pour accéder à la version intégrale en PDF).
Vous pouvez également commencer la lecture à partir du premier chapitre.
J’ai eu Marco au téléphone. Avec plusieurs amis, dont la plupart des membres de sa compagnie de théâtre, ils se sont réfugiés dans une grande ferme rénovée avec plusieurs hectares de terrain qui appartient à la famille de Marion. Ses grands-parents sont décédés il y a quelques années. Les enfants ne veulent pas vendre, mais en même temps, ils galèrent pour l’entretien. Les potos vont faire des résidences de création là-bas de temps à autre. Ils ont profité du confinement et de l’annulation de toutes leurs dates de tournée pour aller bosser sur une nouvelle pièce.
Marion met à contribution toute la clique pour nettoyer le terrain qui commençait à prendre des airs de friche. Marco me racontait qu’ils étaient bien productifs les deux premières semaines, qu’ils ont bien avancé sur leurs répétitions, mais que depuis qu’ils ont compris que ça durerait un bon bout de temps, la motivation a fini a par s’émietter.
Ils font pas mal de barbecues avec les beaux jours qui commencent, ils font de longues balades dans les bois, certains se mettent au tricot et d’autres ont lancé leurs premiers brassins pour faire de la bière avec les moyens du bord. Adeline a trouvé dans la bibliothèque un livre pour reconnaître les plantes sauvages comestibles et, avec Marion, elles vont faire des cueillettes, vérifient qu’elles ne se sont pas trompées en recoupant avec des infos trouvées sur internet, et elles commencent à proposer de petites salades sauvages lors des repas. Ça fait flipper une partie d’entre eux qui ont bien en tête la fin du film « Into the wild », où le protagoniste principal meurt parce qu’il a mangé une plante toxique. C’est pas le moment de se retrouver à l’hosto pour une intoxication alimentaire…
En tout cas, ça fait un bon bout de temps que Marco réfléchissait à quitter Paris pour aller vivre à la campagne. Ils étaient quelques uns de la compagnie à y penser. Mais ils étaient pris dans leur quotidien, il y a les amis, les petits copains, la centralité de la capitale pour les transports quand il s’agit de partir en tournée, les rendez-vous réguliers avec les autres compagnies qui filent des plans pour aller jouer ici et là, l’effervescence artistique en général qui contribue à la créativité, tout ça.
Là, ils sont dans leur bulle, et ils kiffent grave. C’est une vraie pause, une expérience, un test. Je crois qu’ils n’ont pas envie que ça s’arrête. On verra quand le confinement sera terminé, mais il n’est pas impossible que ça ait donné la motiv’ à un bon nombre d’entre eux de continuer à vivre en partie là-bas. Selon Marco, la famille de Marion pourrait être partante pour qu’ils restent en contrepartie de l’entretien et de permettre aux oncles, tantes, cousins et cousines de venir pour les vacances. Toute la clique pourrait garder un pied-à-terre commun à Paris pour y retourner quand il y a besoin. Ils mutualiseraient les frais.
À la fois toute cette histoire n’a rien d’étonnant, ça leur ressemble. Et en même temps, quand ils en parlaient auparavant, je voyais toujours ça comme un truc qu’ils ne feraient jamais. Il fallait qu’ils franchissent le pas. Et le pas, il a été forcé par cette sacrée pandémie…
Ça me plairait bien d’avoir un groupe de potes avec qui j’ai des liens comme ça. C’est quelque chose que j’ai souvent remarqué chez les gens qui bossent dans le milieu du spectacle, chez les circassiens notamment. Ils passent tellement de temps ensemble entre les créations, les entraînements, les représentations qu’ils deviennent vraiment proches. L’un de mes amis, photographe de spectacle, m’avait raconté à quel point les circassiens sont une grande famille, même s’ils ne se connaissent pas. Ils se respectent car ils savent qu’ils ont une culture commune, un sens du collectif, une passion qui dépasse les souffrances individuelles (et je crois qu’il faut apprendre à souffrir pour un certain nombre de disciplines du cirque, c’est du sport de haut niveau au final).
Peut-être qu’on peut dire qu’il y a un sens de la communauté. Pour la troupe de Marco, c’est un peu la même chose. Même si des fois ils se tapent mutuellement sur le système, ils ne laisseront jamais l’un d’entre eux dans la merde. C’est rare cette solidarité. C’est beau.
Mais je ne travaille pas dans le milieu du spectacle. Est-ce qu’il y a d’autres domaines dans lesquels on retrouve cette solidarité ?
Je réfléchis. On parlait de la fraternité des ouvriers dans les usines. Peut-être que c’est aussi un peu comme ça pour les gens qui travaillent dans le bâtiment.
Dans un autre genre, il doit y avoir quelque chose de similaire dans les petites villes où se retrouvent les membres d’une église. C’est l’impression que j’avais eu lors de l’été que j’ai passé en temps que jeune fille au pair en Angleterre quand j’étais lycéenne. La famille pour laquelle je travaillais faisait partie d’une église anglicane et j’avais été à l’une des messes un dimanche. Il y avait une belle communion, une belle attention à l’autre dans les rapports entre les membres de l’Église. Les parents me parlaient souvent des uns et des autres. Les femmes s’invitaient à boire le thé. Ça avait quelque chose de très cliché, voire folklorique, mais en même temps, c’était touchant.
Au final, dans tous ces groupes, il y a une question de culture commune, de faire des choses ensemble, de s’entraider. L’amitié véritable ne se construit pas en buvant des bières à la terrasse d’un café, elle doit se construire beaucoup plus solidement quand on fait des choses concrètes ensemble.
Est-ce qu’il y a une communauté dans laquelle j’imaginerais être à ma place ? Des gens avec lesquels je pourrais construire quelque chose ? Le spectacle, les ouvriers, les anglicans, ce n’est pas ma place, ce n’est pas mon monde. Il faudrait déjà que je sache ce que c’est mon univers à moi, qu’est-ce que je voudrais construire, en quoi est-ce que je crois ? Qu’est-ce que j’ai envie de faire de ma vie ?
C’est une question que je me suis posée de temps en autre. La réponse était assez simple : avoir un taf, fonder une famille. Enfin comme tout le monde. C’est vrai que plus le temps passe, plus je me pose la question des enfants. Est-ce que j’ai vraiment envie d’en avoir ? C’est un article que j’ai lu sur un site anglais qui a ébranlé mes certitudes pour la première fois. C’était un recueil de témoignages de femmes qui avaient eu des enfants et qui regrettaient. Elles regrettaient, non pas parce qu’elles n’aimaient pas leurs enfants, mais parce qu’elles avaient pris conscience qu’elles auraient pu avoir une vie différente et que le « métier de mère » n’était pas fait pour elles. Elles ont eu des enfants, parce que, en tant que femme, il semble évident d’en avoir. Un peu comme si la question ne se posais pas réellement. Alors elles en ont eu. Et à posteriori, elles se sont rendu compte qu’elles auraient pu dire « non ».
Dire « non » au fait d’avoir des enfants. Je crois que moi aussi, je l’ai rarement envisagé concrètement. Quand on pose la question, on demande souvent : « combien veux-tu d’enfants ? » et non pas : « veux-tu des enfants ? ».
Je me souviens d’une discussion lors d’un déjeuner avec des camarades de formation il y a quelques années. L’une d’entre elles disait ne pas vouloir avoir d’enfants. Les réactions ont été assez violentes de la part des autres, entre l’étonnement et la colère, avec pour certains (mais pas tous) un désir de compréhension. Pourquoi ? Pourquoi ne pas vouloir d’enfants alors que c’est la raison de notre existence sur terre, c’est ce qui donne un sens à notre vie ? C’est égoïste de ne pas vouloir d’enfants lui avait-on argumenté. La fille était restée droite dans ses bottes, expliquant sans se remettre en question. Il semble que sa décision était prise quoi qu’il en soit.
Ce que j’avais retenu de cette discussion, c’est l’injonction sociale à avoir des enfants. À l’époque, je n’aurais clairement pas eu le courage et l’aplomb nécessaire pour faire face cette levée de boucliers. On nous martèle que l’on est maître de notre corps de femme, mais il est socialement difficilement admissible de ne pas avoir d’enfants.
J’imagine que c’est beaucoup plus simple aujourd’hui qu’il y a un demi-siècle. Aujourd’hui, c’est envisageable, avant ça ne l’était pas du tout. Mais ce n’est pas si simple. À tel point que je n’ai jamais réellement pris le temps d’imaginer ma vie si je n’avais pas d’enfant. Je n’ai jamais réellement pris le temps de me poser concrètement la question : est-ce que je veux des enfants ? Est-ce que c’est un désir profond, personnel, ou est-ce que c’est l’injonction de la normalité qui me pousse à vouloir des enfants ?
(…)
J’ai divagué. Je pensais à vivre dans une communauté humaine, et je suis partie sur la question des enfants. Mais peut-être que ce n’est pas si anodin. La question des enfants est liée à la question du couple, elle-même liée à ce que je veux faire de ma vie. Si j’emprunte un chemin différent, il faudrait que je rencontre quelqu’un avec qui je pourrais partager ce chemin différent. Si je rencontre des obstacles, c’est toujours plus simple de les affronter quand on est deux.
En même temps, le couple et les enfants se construisent dans le cadre de la communauté si jamais on fait partie d’un groupe solidaire. Enfin, ce n’est pas le cas de tout le monde dans le groupe de Marco. Et justement cette question du couple est hyper complexe. Une partie des membres de la troupe se voyaient bien partir à la campagne, mais ce n’était pas du tout l’envie de leur compagne ou compagnon, alors ils préféraient bien évidemment l’avis de ce dernier plutôt que de partir.
(…)
Je triche. J’aimerais me concentrer sur la question, mais je crois que mon cerveau esquive. Qu’est-ce que je veux faire de ma vie ? Quel est le sens de mon existence ? Si jamais je pars du principe que l’idée d’avoir des enfants et de m’en occuper, ce qui nécessite un minimum de moyens et de stabilité, n’est pas fait pour moi, alors quelle est la raison de ma présence sur cette planète ? Est-ce qu’il y a une raison ?
« Si la vie n’a pas de sens, qu’est-ce qui nous empêche de lui en donner un ? ». Ce graff orne un pont de la rocade nord de la ville. Vaste question existentielle…
Références et sources
« Into the wild » est un long métrage de fiction réalisé par Sean Penn, sorti en 2007.
Regret d’être mère. Orna Donath, une sociologue israélienne a publié en 2015 une étude nommée « Regretting Motherhood : A Sociopolitical Analysis » (Le regret d’être mère : une analyse sociopolitique). De nombreux articles en français ont été publiés pour diffuser son contenu et sont accessibles en ligne.